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Tag - Timothy Taylor

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jeudi 24 mai 2018

Pourquoi l’inflation est-elle engluée à de si faibles niveaux ?

« Je pense que je suis comme la plupart des économistes lorsque l’on m’interroge sur les causes de l’inflation : j’ai immédiatement en tête les mots tirés d’un discours de Milton Friedman de 1970 : "l’inflation est toujours et partout un phénomène monétaire en ce sens où elle n’est et ne peut être produite que par une hausse plus rapide de la quantité de monnaie que de la production". (C’est tiré de son discours "The Counterrevolution in Monetary Theory").

Mais (…) le problème actuel n’est pas d’expliquer une explosion de l’inflation, mais la relative immobilité de l’inflation. Friedman n’a pas dit : « le manque d’inflation est toujours et partout un phénomène monétaire. (…) Dans le plus récent numéro du Regional Economist, publié par la Réserve fédérale de Saint-Louis, Juan Sánchez et Hee Sung Kim passent en revue les diverses raisons souvent avancées pour expliquer pourquoi l’inflation est si faible. (…) Les voici :

Le progrès technique

Il est facile d’imaginer plusieurs façons par lesquelles le progrès technique est susceptible de contenir les hausses de prix : l’électronique et les produits liés à internet moins chers ; une hausse des achats en ligne peut entraîner une plus forte concurrence par les prix (ce que l’on appelle l’"effet Amazon") ; et l’essor des entreprises de l’"économie du partage" comme Airbnb et Uber contenant les hausses de prix dans leurs secteurs. Mais il est aussi facile d’imaginer des secteurs comme la santé ou l’éducation où les prix semblent s’accroître et non stagner. Globalement, l’une des principales inquiétudes relatives à l’économie américaine est le manque, et non l’excès, de croissance de la productivité. Comme les auteurs écrivent à propos de cette explication : "Mais pourquoi l’inflation serait aujourd’hui faible si la croissance n’a pas crû plus vite qu’avant ?"

La démographie

Si vous classez les pays selon la part des personnes âgées au sein de leur population, vous constaterez que les pays ayant les populations les plus âgées ont les taux d’inflation les plus faibles. Le Japon en est l’exemple le plus éclatant. Par exemple, une étude portant sur le Japon a suggéré que les travailleurs âgés perdent en compétences et finissent par conséquent par entrer en concurrence avec les travailleurs inexpérimentés pour accéder à des emplois à faibles salaires, ce qui contient les hausses de salaires. Une autre explication pourrait être que les personnes âgées ont des budgets plus serrés et font ainsi attention à leurs dépenses, ce qui limite les hausses de prix. Mais il n’est pas certain que ces explications aient une portée générale et qu’ils s’appliquent au cas de l’économie américaine.

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La mondialisation

Quelques pays ont connu une forte inflation ces dernières années, comme le Venezuela et le Zimbabwe. Mais dans la plupart des pays, la faible inflation est généralisée. Un explication possible est que l’essor des biens à bas prix sur les marchés mondiaux, en particulier dans le sillage de l’entrée en force de la Chine sur les marchés mondiaux au début des années deux mille, a contribué à contenir les hausses de prix. Mais les auteurs soulignent que les études qui ont tenté de déterminer comment les forces mondiales peuvent affecter l’inflation tendent à ne déceler que des effets de faible ampleur.

Les actions des banques centrales

Peut-être que l’inflation est faible parce que les banques centrales tout autour du monde se sont échinées à la maintenir faible ; en effet, peut-être que les banques centrales sont même en train de faire en sorte de la maintenir excessivement faible. Comme les auteurs le notent, "le fait qu’une inflation plus faible que sa cible soit souvent mieux considérée qu’une inflation supérieure à sa cible peut contribuer à ce que le taux d’inflation soit, en moyenne, plus faible que la cible".

Le néo-fishérisme

Irving Fisher était un grand économiste américain des premières décennies du vingtième siècle qui noté que si vous preniez le taux d’intérêt nominal et enleviez le taux d’inflation, vous obteniez le taux d’intérêt réel, c’est-à-dire ajusté à l’inflation. Cette équation a souvent été utilisée pour montrer que lorsque l’inflation augmente, le taux d’intérêt nominal tend aussi à augmenter. Mais l’hypothèse néo-fischerienne est que, si les banques centrales maintiennent le taux d’intérêt nominal faible (pour stimuler faible), alors l’écart entre le taux d’intérêt nominal et le taux d’intérêt réel (qui est le taux d’inflation) doit aussi être faible. En termes de politique monétaire, cela suggère qu’accroître les taux d’intérêt nominaux pourrait aussi ramener une hausse de l’inflation. Cette hypothèse est contre-intutive pour la macroéconomie conventionnelle, pour laquelle des taux d’intérêt nominaux plus élevés doivent tendent à déprimer l’économie et à freiner l’inflation. Selon une dernière théorie, qui n’a pas été soulignée par Sánchez et Sung Kim, mais qui a été avancée par Olivier Blanchard dans un récent article, lorsque l’inflation a été faible pour une période prolongée, les ménages et les entreprises arrêtent de s’inquiéter de l’inflation. Lorsque l’inflation observée et le risque d’inflation ne sont pas saillants pour la prise de décision économique, les entreprises ne donnent pas de revalorisations semi-automatiques pour compenser l’inflation. Les vendeurs n’accroissent pas semi-automatiquement les prix pour compenser l’inflation.

Il se peut qu’il n’y ait pas qu’une bonne réponse. Cela pourrait être un scénario proche de celui du Crime de l’Orient-Express, où chacun contribue à produire l’événement. Avec ce que j’ai retenu de ces deux dernières décennies, c’est que je ne m’inquiète plus autant de l’inflation croissante, ni d’un éventuel dérapage de l’inflation. Par contre, je m’inquiète de la façon par laquelle le pouvoir d’achat peut se manifester dans les cycles d’expansion et d’effondrement des prix d’actifs, comme la bulle internet de la fin des années quatre-vingt-dix ou la bulle immobilière avant la Grande Récession. Peut-être que l’inflation est aussi faible en partie parce que l’économie a trouvé d’autres façons d’évacuer la vapeur. »

Timothy Taylor, « Why is inflation stuck so low? », in Conversable Economist (blog), 24 mai 2018. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Pourquoi l'inflation est-elle si faible et stable ? »

« Comment expliquer la désinflation mondiale ? »

« Macroéconomie des prix visqueux »

mercredi 21 février 2018

Economie olympique

« (…) Je dois avouer que l’opportunité d’accueillir les Jeux olympiques pour une ville est loin d'être démontrée sur le plan économique. On peut en trouver une belle illustration avec le nouveau stade de 100 millions de dollars des cérémonies d’ouverture qui ne sera utilisé que quatre fois au total (pour l’ouverture et la fermeture des Jeux olympiques d’hiver, puis pour l’ouverture et la fermeture des Jeux paralympiques du mois prochain) et qui sera ensuite démoli. Andrew Zimbalist se penche sur cette question en détails dans son article "Tarnished Gold: Popping the Olympics Bubb", paru dans le numéro du premier trimestre 2018 de la Milken Institute Review.

La construction de nouveaux bâtiments (ou la profonde rénovation de ceux qui existent déjà) représente un coût significatif pour les Jeux. Zimbalist, note concernant les précédents Jeux d’hiver de 2014, que "le CIO a accepté une candidature bien audacieuse de Sotchi pour les Jeux d’Hiver, une ville où presque aucun des sites ou infrastructures nécessaires n’était en place. Ils devinrent les Jeux les plus chers de l’histoire, avec la Russie déboursant entre 50 milliards et 67 milliards de dollars, même si l'on peut douter que la totalité de cette somme soit effectivement allée dans la construction".

Comme il est devenu parfaitement clair que les recettes qu’une ville hôte perçoit directement des Jeux olympiques (par exemple, les recettes liées aux tickets et aux droits télévisuels) ne couvrent généralement qu’environ un tiers des coûts d’accueil, moins de villes se portent candidates pour accueillir les Jeux. Deux villes se sont portées candidates pour les Jeux d’hiver 2022, en l’occurrence Pékin en Chine et Almaty au Kazakhstan. Pékin "a gagné" comme le décrit Zimbalist :

"Le comité organisateur de Pékin a présenté sa candidature au CIO en notant que la ville utiliserait certains sites hérités des Jeux olympiques d’été 2008. Mais la Chine est allée dans le sens du penchant du CIO pour la comptabilité créative en excluant le coût des lignes ferroviaires à haute vitesse qui relieront Pékin aux zones de ski de piste et de ski de fond (éloignées respectivement de 54 miles et de 118 miles de la capitale). Ce projet va coûter environ 5 milliards de dollars et n’aura que peu d’utilité pour la région après la fin des Jeux."

"Sont aussi exclues du budget de Pékin les dépenses considérables finançant les nouvelles dérivations d’eau et les programmes de dessalement nécessaires pour accueillir les Jeux d’hiver des villes du nord de Chine en manque d’eau (et de neige). Le nord de la Chine dispose de 25 % de l’ensemble des ressources d’eau du pays alors qu’il héberge presque 50 % de la population. Par conséquent, la Chine a lancé un programme de dérivation d’eau de 80 milliards de dollars à partir du sud avant les Jeux d’été de 2008."

"Mais la disponibilité en eau du nord reste toujours inférieure à ce que les Nations Unies considèrent être le niveau critique pour la santé ; ne parlons même pas de ce qui est nécessaire pour les festivités olympiques. Zhangjiakou, le site de la compétition pour les événements associés au ski nordique, reçoit moins de huit pouces de neige par an. Yanqing, le site des événements associés au ski alpin, reçoit moins de 15 pouces de précipitation par an."

"Les deux zones vont donc nécessiter beaucoup d’eau pour faire de la neige artificielle. Mais même si la Chine réussit à finir les infrastructures nécessaires pour la dérivation des eaux, cela reviendra à déshabiller Pierre pour habiller Paul : Pékin, Zhangjiakou et Yanqing se situent dans l’une des régions agricoles les plus importantes de Chine, produisant du sorgho, du maïs, du blé d’hiver, des légumes et du coton."

"En outre, le gouvernement compte apparemment sur la valeur durable des constructions des Jeux d’hiver, en créant des stations de ski permanentes dans les montagnes bordant la Mongolie intérieure et le Désert de Gobi. Si les stations de ski survivent, seuls les résidents les plus riches de Chine pourront se permettre d’y aller, tandis que la production alimentaire (et les revenus des éleveurs) en sera affectée."

"Un autre problème avec Pékin 2022 est que l’hiver est l’une des pires saisons pour la pollution de l’air dans cette ville horriblement polluée. La déforestation des montagnes du nord nécessaire pour les infrastructures des Jeux ne va qu’aggraver le problème."

"Au vu des complications suscitées par l’accueil des Jeux d’hiver dans le nord de la Chine, on peut se demander comment Pékin a pu être choisie. La réponse est simple : en raison de la perspective de gros déficits, la seule autre ville candidate était Almaty, capitale du Kazakhstan, le pays aux amples ressources pétrolières qui est dirigée avec une main de fer par le kleptocrate Noursoultan Nazarbaïev depuis l’indépendance en 1991."

Zimbalist n’offre pas d’estimations parallèles pour les Jeux de PyeongChang. Selon l’estimation standard qui revient souvent, la Corée du Sud va dépenser environ 13 milliards de dollars sur les installations pour les Jeux d’hiver, mais cette estimation s’avère trop faible. Ce montant n’inclut pas les infrastructures comme les lignes ferroviaires à haute vitesse sur les 80 miles séparant Seoul et PyeongChang. Il y a quelques années, les analystes de l’Institut de Recherche Hyundai estimèrent ces coûts additionnels d’infrastructures à 43,8 milliards de dollars.

Les arguments économiques en faveur de l’accueil des Jeux olympiques dépendent étroitement des recettes indirectes : les emplois de construction de court terme avant les Jeux, les dépenses des touristes durant les Jeux, les infrastructures et la reconnaissance qui peuvent durer après les Jeux. Si l’on jette un coup d’œil aux précédents Jeux, il apparaît que de tels bénéfices sont assez incertains. Le scénario économique le plus optimiste pour les Jeux de PyeongChang serait que ceux-ci soient aussi réussis que les Jeux d’hiver de Salt Lake City de 2002. Cela s’explique par le fait que cette zone était une destination attractive et accessible pour les sports d’hiver, mais quelque peu sous-apprécié avant les Jeux. Les Jeux ont accru sa visibilité et stimulé son tourisme à long terme. D’ailleurs, Salt Lake City vient juste d’annoncer qu’elle serait intéressée à l’idée d’accueillir de nouveau les Jeux en 2026 ou 2030.

Cependant, d’autres villes qui ont accueilli les Jeux d’hiver ces dernières décennies n’ont pas autant réussi : soit les destinations étaient déjà très populaires pour les activités d’hiver, auquel cas elles n’ont pas connu de stimulation de ces activités touristiques à long terme, soit elles n’ont tout simplement jamais connu de forte activité. Rappelons la liste des villes qui ont accueilli les dix derniers Jeux d’hiver : Sotchi (2014), Vancouver (2010), Turin (2006), Salt Lake City (2002), Nagano (1998), Lillehammer (1994), Albertville (1992), Calgary (1988), Sarajevo (1984), Lake Placid (1980).

Pour les Jeux de PyeongChang, les ventes de tickets n’ont pas été terribles. Les audiences à la télévision devraient être bonnes, mais avec (…) les gens les visionnant via d’autres médias, elles risquent de ne pas être fabuleuses. Les dépenses sur les installations semblent avoir été gardées sous contrôle, bien qu’il puisse être possible que les détails sur les surcoûts n’aient pas encore filtré. Même le CIO, qui n’est pas connu pour sa parcimonie, a signalé publiquement que plusieurs des nouveaux sites risquent de ne pas être utilisés après les Jeux.

Les dividendes économiques dépendent au final de la capacité de PyeongChang à devenir une destination beaucoup plus importante pour les activités touristiques d’hiver dans les années qui suivront les Jeux. D’un côté, PyeongChang a aujourd’hui une petite population (d’environ 44.000 personnes) et sa vie nocturne, ses restaurants et ses hôtels sont par conséquent bien limités. Cette ville se situe aussi à environ 40 miles de la zone démilitarisée séparant la Corée du Nord de la Corée du Sud, ce qui peut désinciter les touristes à oser y faire des réservations. D’un autre côté, les niveaux de revenu ont rapidement augmenté en Asie de l’Est, en particulier en Chine. La demande pour les destinations touristiques se développe. Il y a déjà plusieurs stations de ski sud-coréennes qui marchent bien. PyeongChang va avoir des coûts économiques excédant de loin les bénéfices. Mais il y a une chance raisonnable pour que ce soit pour elle plus rentable que les récents Jeux d’Hiver et elle semble avoir été plus sage dans son analyse coûts-bénéfices que son prédécesseur (Sotchi) ou son successeur (Pékin). (…) »

Timothy Taylor, « Olympic Economics », in Conversable Economist (blog), 9 février 2018. Traduit par Martin Anota

samedi 10 février 2018

Qu’y a-t-il derrière la baisse de la part du travail ?

« Le revenu total peut être réparti entre ce que perçoit le travail (en termes de salaires, de cotisations et autres revenus du travail) et ce que gagne le capital (en termes de profits et de versements d’intérêts). La frontière entre ces catégories est assez trouble : par exemple, le revenu que gagne une personne qui possède sa propre entreprise doit être classé comme étant un revenu du travail reçu pour les heures travaillées, comme étant un revenu du capital qu’elle tire de la possession de son entreprise ou comme un certain mélange des deux ?

Cependant, le Bureau des Statistiques du Travail aux Etats-Unis effectue depuis plusieurs décennies ce calcul en utilisant une même méthodologie au cours du temps. La part du travail aux Etats-Unis est restée comprise entre 61 % et 65 % des années cinquante jusqu’aux années quatre-vingt-dix. En effet, dans les modèles économiques de long terme, le partage de la valeur ajoutée a souvent été considéré comme constant. Mais au début des années deux mille, la part du travail a commencé à chuter et elle est désormais comprise entre 56 % et 58 %. Loukas Karabarbounis et Brent Neiman ont fourni un certain éclairage de ce qui s’est passé, en citant plusieurs études récentes, dans leur article "Trends in factor shares: Facts and implications" qui a été publié dans le NBER Reporter (dans sa quatrième livraison de 2017).

GRAPHIQUE 1 Part de la production rémunérant le travail pour les entreprises non agricoles aux Etats-Unis (en %)

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Ils ont construit un ensemble de données pour une large gamme de pays et ils ont constaté que beaucoup d’entre eux ont connu une déformation du partage du revenu au détriment du travail. Donc, l’explication économique d’un tel phénomène ne peut se concentrer sur un élément propre à l’économie américaine ; elle doit être recherchée au niveau de l’ensemble des économies. Ils écrivent : "Le déclin a été généralisé. Comme le montre le graphie, il s’est produit dans sept des huit plus grandes économies du monde. Il s’est produit dans tous les pays scandinaves, où les syndicats sont traditionnellement forts. Il s’est produit dans des pays émergents comme la Chine, l’Inde et le Mexique qui se sont ouverts au commerce international et ont bénéficié des délocalisations d’activités qui étaient initialement réalisées dans des pays développés comme les Etats-Unis."

GRAPHIQUE 2 Variation moyenne de la part du travail par décennie (en points de %)

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source : Karabarbounis & Neiman (2017)

Ils affirment qu’un facteur majeur derrière ce phénomène a été la baisse du prix des technologies d’information, qui a encouragé les entreprises à substituer du capital au travail. Ils écrivent : "Il y a eu un déclin du prix de l’investissement relativement au prix de la consommation qui s’est globalement accéléré à partir du même instant que la part mondiale du travail a amorcé sa baisse. Une hypothèse clé que nous avons mis en avant est que le déclin du prix relatif de l’investissement, souvent attribué aux avancées dans le domaine des technologies d’information, à l’automatisation et à l’essor du numérique, a provoqué un déclin du coût du capital et poussé les entreprises à produire avec une plus grande intensité capitalistique. Si l’élasticité de substitution entre le capital et le travail (la variation en pourcentage du ratio capital sur travail en réponse à une variation d’un certain pourcentage du coût relatif du travail et du capital) est supérieure à l’unité, la baisse du coût du capital se traduit par une baisse de la part du revenu rémunérant le travail (…). Nos estimations suggèrent que cette forme de changement technologique explique environ la moitié du déclin de la part mondiale du travail…"

"Si la technologie explique la moitié de la baisse de la part mondiale du travail, qu’est-ce qui explique l’autre moitié ? Nous avons utilisé les données de flux d’investissement pour distinguer les paiements résiduels entre les paiements versés au capital et les profits économiques. Nous avons constaté que la part du capital n’a pas augmente comme elle aurait dû le faire si la substitution entre le capital et le travail expliquait entièrement le déclin de la part du travail. En fait, nous notons que les hausses des taux de marge et de la part des profits économiques ont aussi joué un rôle important dans le déclin de la part du travail."

La chute de la part du revenu rémunérant le travail a des répercussions qui touchent le reste de l’économie mondiale. Par exemple, elle contribue à la hausse des inégalités de revenu. (…) Il y a quelques décennies, les sociétés avaient pour habitude de recueillir des fonds de la part des ménages épargnants en émettant des obligations, en contractant des prêts ou en émettant des actions. Mais avec la hausse de la part du capital et des profits des entreprises, environ les deux tiers des investissements mondiaux sont financés par les entreprises elles-mêmes. Autrefois, il y avait un afflux net de capitaux financiers vers le secteur des entreprises ; désormais, c’est le secteur des entreprises qui génère un flux net de capitaux financiers (via les rachats d’actions par les entreprises elles-mêmes, la hausse de la détention de liquidité par les sociétés et d’autres mécanismes encore). Lorsque l’on compare les cours boursiers actuels et les price-earnings ratios par rapport aux valeurs historiques, il est utile de se rappeler que lorsque la part du capital est élevée, les cours boursiers ont une autre signification qu’il y a quelques décennies. »

Timothy Taylor, « Behind the declining labor share of income », in Conversable Economist (blog), 6 février 2018. Traduit par Martin Anota

mardi 29 décembre 2015

Le PIB mondial s’effondre… si on le mesure avec les taux de change de marché

« Les statistiques du FMI montrent que le PIB mondial a chuté de 4,9 % entre 2014 et 2015, ce qui est presque aussi sévère que la contraction observée entre 2008 et 2009. Si vous regardez le tableau A1 de l’édition des Perspectives de l’économie mondiale du mois d’octobre, vous constaterez que le PIB mondial est passé de 77,2 milliers de milliards de dollars en 2014 à 73,5 milliers de milliards de dollars en 2015. Bien sûr, nous savons très bien que l’économie mondiale n’a pas connu de boom au cours de l’année dernière, mais avons-nous vraiment connu une nouvelle récession mondiale comme celle de 2009 ? Que s’est-il passé ?

GRAPHIQUE PIB mondial (à prix courants)

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source : van Bergeijk (2015), d’après les données du FMI

Il y a deux explications possibles (…). Peter A.G. van Bergeijk a affirmé qu’une partie de l’explication tenait dans les défauts du système statistique du FMI. Comme il le souligne, toute exportation réalisée par un pays devrait avoir pour contrepartie une importation d’un même montant par un autre pays, donc les statistiques officielles rassemblées par chaque pays doivent s’ajouter les unes aux autres de telle manière que les exportations mondiales soient égales aux importations mondiales. Cependant, lorsque le FMI agrège ses statistiques, van Bergeijk constate que le total des exportations mondiales excède le total des exportations mondiales de 206 milliards de dollars. Ce facteur ne suffit certes pas pour expliquer une chute de 3,7 milliers de milliards du PIB mondial, mais il suggère qu’il y a quelques problèmes avec les statistiques sous-jacentes.

Selon l’autre explication, proposée par Maurice Obstfeld, Oya Celasun, Mahnaz Hemmati et Gian Maria Milesi-Ferretti, le déclin du PIB mondial entre 2014 et 2015 s’explique par le calcul qui convertit le PIB de chaque pays dans les dollars américains en utilisant les taux de change de marché. Le problème apparaît parce qu’au cours des neuf premiers mois de l’année 2015, la valeur du taux de change de marché du dollar américain grimpa de 13 %. Lorsque le dollar américain devient plus "fort" et peut acheter plus de devises étrangères, cela implique nécessairement que les devises des autres pays sont plus "faibles" et achètent moins de dollars américains. Donc, un dollar plus fort signifie que lorsque le FMI convertit le PIB des autres pays e n dollars américains, leur PIB semblera plus petit.

Pour un exemple éclairant, le PIB russe était de 1.861 milliards de dollars en 2014, comme mesuré en convertissant le PIB russe mesuré en roubles en dollars américains au taux de change de l’année 2014. Cependant, le dollar américain s’est apprécié de 57 % vis-à-vis du rouble russe en 2015. Donc lorsque nous prenions le PIB russe en 2015 mesuré en roubles et le convertissions en dollars américains en utilisant le taux de change de l’année 2015, le PIB russe de 2015 était de 1.236 milliards de dollars, soit amputé d’un tiers par rapport à 2014. Evidemment, la contraction du PIB russe ne s’explique pas par une réduction de la quantité de biens et services produite par l’économie russe. Elle s’explique par l’usage d’un taux de change très différent pour convertir les roubles en dollars américains.

En effet, si vous regardez attentivement le tableau A1 de l’édition des Perspectives de l’économie mondiale d’octobre 2015, vous pouvez voir une estimation du PIB mondial qui est basée sur les "parités de pouvoir d’achat" (PPA), qui sont les taux de change calculés par le Programme de Comparaison Internationale de la Banque mondiale. L’idée est de voir ce qu’une devise peut effectivement acheter, c’est-à-dire son pouvoir d’achat, et de calculer ce à quoi le taux de change devrait être égal pour égaliser le pouvoir d’achat de la devise. Les taux de change sont bien plus volatiles que les prix des biens et services (comme la hausse de 13 % du dollar américain vis-à-vis des devises du reste du monde en 2015, ou la hausse de 57 % du dollar américain vis-à-vis du rouble russe). Donc, lorsque les taux de change PPA sont utilisés pour convertir les PIB en dollars américains, le résultat n’est pas aussi volatile que les taux de change de marché. En utilisant les taux de change PPA, le PIB mondial est passé de 108,7 milliers de milliards de dollars en 2014 à 113,1 milliers de milliards de dollars en 2015. (…)

Cette explication se contente de répondre à la question spécifique aux statistiques du FMI à propos du PIB mondial entre 2014 et 2015, mais il est important de rappeler qu’il y a un plus large problème ici. Les manuels d’introduction expliquent que l’un des usages de la monnaie est celui d’étalon de valeur, si bien que nous pouvons comparer les valeurs des biens et services, du travail et de l’épargne en utilisant une seule mesure. La différence entre les taux de change de marché et les taux de change PPA est un exemple très illustratif de la manière par laquelle l’étalon de valeurs peut être trompeur.

Mais il est vrai que le processus de calcul du taux de change PPA est un exercice difficile, nécessitant de faire de nombreuses hypothèses. En 2010, le récent lauréat du prix Nobel, Angus Deaton, a consacré son discours présidentiel de l’American Economic Association (en libre accès ici) à montrer en détails les "fragiles fondations théoriques et empiriques" de telles mesures. Lorsque les taux de change PPA sont recalculés et réajustés, les variations sont souvent assez larges, ce qui confirme que les calculs des PPA doivent être utilisés en gardant à l’esprit qu’ils ont une substantielle marge d’erreur. En ce qui concerne la comparaison du PIB mondial d’une année sur l’autre, le taux de change PPA est probablement plus précis que le taux de change de marché, mais il n’y a aucune raison amenant à penser que le taux de change PPA soit parfait.

De façon domestique, nous nous référons habituellement à la production américaine en termes de dollars américains, mais une statistique du PIB au niveau national ne prend pas en compte les différences régionales, comme le fait que le niveau élevé des prix du pétrole soit bénéfique aux régions qui en produisent, mais pèse sur les régions qui en importent, ou bien le fait que les prix de l’immobilier varient substantiellement entre Etats et entre zones urbaines et campagnes. Les mesures basées sur une même unité de compte est un raccourci souvent utile et productif. Mais bien sûr, ce qui importe en définitive pour la population n’est pas la valeur telle qu’elle est exprimée en termes monétaires, mais plutôt la quantité de biens et services qui peuvent être consommés, avec le nombre d’heures travaillées. »

Timothy Taylor, « World GDP is falling--If measured at market exchange rates », in The Conversable Economist (blog), 14 décembre 2015. Traduit par Martin Anota

vendredi 23 janvier 2015

Quand la Fed va-t-elle relever ses taux d’intérêt ?

« Avant la Grande Récession, le principal outil qu’utilisait la Réserve fédérale pour conduire sa politique monétaire était le taux d’intérêt des fonds fédéraux. Comme l’économie bascula en récession, la Fed commença à réduire son taux d’intérêt en août 2007 et, en décembre 2008, celui-ci était déjà presque à 0 %, un niveau où il est resté depuis. Comme le graphique ci-dessous le montre, la Fed a réduit les taux d’intérêt durant les périodes de récession (les surfaces ombrées), mais la Grande Récession fut le seul épisode au cours de cette période de temps où la contraction économique fut si sévère que le taux directeur resta à zéro.

GRAPHIQUE Taux d'intérêt des fonds fédéraux (en %)

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Mais la Grande Récession s’acheva en juin 2009. La reprise, qui a été particulièrement lente, a est à l’œuvre depuis plus de cinq ans. Comme l’année 2015 vient de commencer, on se demande naturellement quand la Fed va augmenter ses taux d’intérêt. Eric Rosengren de la Réserve fédérale de Boston offre quelques idées pour comprendre comment la Fed aborde la question en comparant les conditions économiques actuelles avec celles prévalant lors des précédentes fois où la Fed a relevé le taux d’intérêt des fonds fédéraux d’une manière substantielle, en l’occurrence en février 1994 et en juin 2004.

Premièrement, en novembre 2014, le taux de chômage était de 5,8%. En juin 2004, la Fed resserra sa politique monétaire lorsque le taux de chômage était de 5,6 %. En février 1994, la Fed resserra sa politique monétaire lorsque le taux de chômage était de 6,6 %. Notons que dans les deux cas, la Fed a relevé les taux d’intérêt à un moment où le taux de chômage était toujours en train de diminuer, mais elle n’a pas attendu que le taux de chômage se stabilise. L’argument sous-jacent ici est qu’il faut accroître les taux d’intérêt lorsque l’économie est suffisamment robuste.

GRAPHIQUE 2 Taux de chômage aux Etats-Unis (en %)

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Que dire de l’inflation ? La mesure de l’inflation utilisée ici est basée sur l’indice des dépenses de consommation personnelles, que la Fed utilise à la place du fameux indice des prix à la consommation. Les deux précédents resserrements furent mis en œuvre quand le taux d’inflation était d’environ 2 %, peut-être juste un peu plus élevé. Le taux d’inflation est actuellement plus proche de 1,5 %. Le manque de pressions inflationnistes signifie que la Fed a peu de raisons d’élever immédiatement les taux d’intérêt.

GRAPHIQUE 3 Taux d'inflation aux Etats-Unis (en %)

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Que dire de la croissance économique ? La récession de 1990-91 s’arrêta en mars 1991, donc le resserrement commença un peu moins de trois ans après, lorsque la croissance avait rebondi lors d’un trimestre à un taux de 4 % et s’est maintenu à des taux supérieurs à 2 % par an. La récession de 2000-2001 a fini en novembre 2011 et le resserrement fut mis en œuvre moins de trois ans après, encore une fois après que la croissance ait rebondi jusqu’à 4 % et ce au moins un ou deux trimestres. Suite à la Grande Récession, la croissance n’a pas rebondi aussi rapidement. Cependant, les plus récentes données suggèrent que l’économie a connu une croissance de 4 %, voire supérieure à 4 %, au cours des deuxième et troisième trimestres 2014.

GRAPHIQUE 4 Taux de croissance du PIB réel aux Etats-Unis (en %)

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Rosengren a présenté ces diapos à la conférence Allied Social Sciences à Boston le 3 janvier. Les participants n’ont pas cherché à trouver un consensus sur le sujet, mais (…) beaucoup d’entre eux s’attendent à ce que la Fed relève ses taux d’intérêt plus tard au cours de l’année 2015, mais plutôt en fin qu’en début d’année.

Pourquoi attendre ? L’une des raisons est qu’il n’est pas certain que les chiffres préliminaires suggérant une croissance plus rapide du PIB au cours des deuxième et troisième trimestres 2014 ne soient pas prochainement révisés à la baisse. Plus largement, étant donné la lenteur de la reprise jusqu’à présent et vu la faiblesse des taux d’inflation, il semble qu’il y ait davantage de raisons nous amenant à craindre une hausse prématurée des taux plutôt que de craindre d’attendre encore quelques mois.

Cependant, on entend parfois certains dire que la Fed doit faire attention lorsqu’elle élèvera ses taux d’intérêt, parce qu’un tel resserrement peut déstabiliser le marché boursier. Il n’y a pas eu de krach boursier lors des deux dernières fois que la Fed a relevé ses taux d’intérêt. Rappelons que la Fed cherche à accroître les taux d’intérêt à un moment où l’économie a une solide force d’impulsion. Rappelons aussi que les gens qui investissent dans les actions le font en cherchant à anticiper ce qui se passera plus tard et que les investisseurs sont conscients depuis quelques temps déjà que la Fed va probablement relever ses taux d’intérêt en 2015. Les hausses du taux des fonds fédéraux de février 1994 et de juin 2004 laissèrent le marché boursier avec davantage de marge pour croître et cela peut encore être le cas cette fois-ci.

GRAPHIQUE 5 Indice boursier aux Etats-Unis

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D’un autre côté, il fait sens que la politique monétaire américaine se soit comportée comme elle l’a fait jusqu’à présente et qu’il soit presque le temps de faire demi-tour. Par exemple, quand les fonds fédéraux ont atteint leur borne zéro fin 2008, la Fed a commencé à utiliser une politique d’"assouplissement quantitatif" (quantitative easing) consistant à acheter des bons du Trésor et des titres adossés sur crédit hypothécaire pour maintenir les taux d’intérêt à un faible niveau. La question de l’accumulation d’actifs ne s’est pas posée durant les deux précédents resserrements de sa politique monétaire. Mais en octobre, la Fed a annoncé qu’elle mettrait un terme à ses programmes d’achats d’actifs. Elle ne semble pas être avoir pour projet de vendre ces titres, mais juste de les détenir jusqu’à leur maturité, ce qui va graduellement réduire le volume des actifs de la Fed au cours du temps.

GRAPHIQUE 6 Actifs de la Fed (en milliers de milliards de dollars)

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Il y a aussi des craintes que le maintien des taux d’intérêt à un niveau extrêmement faible ne génère de l’instabilité dans les marchés financiers, comme les investisseurs recherchent des rendements plus lucratifs. (…) Les plus faibles taux d’intérêt créent aussi des gagnants et perdants : ils aident évidemment les emprunteurs, comme le gouvernement fédéral, les entreprises qui empruntent et le marché immobilier, mais ils nuisent à ceux qui s’attendaient à recevoir de plus hauts intérêts, notamment les fonds de pension, les entreprises d’assurance et les retraités.

Dans le tumulte de la Grande Récession, la Fed a eu raison de mettre tout en œuvre, de ramener le taux d’intérêt des fonds fédéraux au plus proche de zéro, d’assurer que le crédit soit disponible sur les marchés financiers et d’utiliser l’assouplissement quantitatif. La Fed a fermé ses dispositifs pour le prêt d’urgence en 2011. Elle a commencé un lent processus d’inversion de l’assouplissement quantitatif en octobre 2014. Le relèvement du taux d’intérêt des fonds fédéraux va probablement suivre en 2015. »

Timothy Taylor, « When will the Federal Reserve raise interest rates? », in Conversable Economist (blog), 5 janvier 2015. Traduit par Martin Anota

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